10949 femmes
par BETI ELLERSON
Nassima Guessoum presenting 10949 femmes Courtesy of Nassima Guessoum |
Nassima Guessoum nous parle de son film10949
femmes (2014) sa passion pour l’histoire, sa recherche, le tournage et
des expériences de ces courageuses femmes.
Entretien avec Nassima Guessoum par Beti Ellerson, février 2015.
Nassima,
qu'est-ce qui vous a motivé de faire le film ?
Plusieurs raisons m'ont motivée pour faire ce film. Tout d'abord, je suis bi-nationale, je suis
franco-algérienne. Bien que née à Paris, depuis mon enfance, j'allais chaque
année passer mes étés dans un village de Kabylie, comme de nombreux enfants
d'immigrés. Plus tard, Je me suis installée près d'une année, en 1999 à Alger,
pour mieux connaître l'Algérie, de l'intérieur. J'avais par ailleurs fait des
études d'histoire du monde arabe, en me spécialisant dans l'histoire de la
guerre d'indépendance algérienne. Malgré tous les ouvrages disponibles à
l'époque et tous les documentaires réalisés, je n'avais sous les yeux qu'une
approche, à la fois très factuelle, faite d'événements et d'analyse politique,
de dates, de chiffres, mais pas d'humain. En France on parlait "d'une
guerre sans nom"; *pour moi, elle était surtout sans visage, et
désincarnée*, surtout pour ce qui est de la représentation des Algériens. Ils étaient tous anonymes,
fondus dans le sigle FLN ou appelés rebelles. Quant aux femmes.... invisibles.
En 2004, le film de Gillo
Pontecorvo, La bataille d'Alger, sort sur les écrans en
France. Ce film retrace un moment clé de la guerre d'indépendance algérienne de
l'année 1957. Il a obtenu le lion d'or à Venise en 1966, mais il est resté
interdit en France, jusque 2004 !!!! presque 40 ans.
Dans ce film, commande de
l'état algérien et mis en scène en partie par un chef du FLN qui y joue son
propre rôle, (Yacef Saadi) on voit pour la première fois des femmes. Ces femmes, font partie des
groupes de choc et déposent des bombes. Elles mènent des actions terroristes.
Elles sont représentées, comme jouant de leurs charmes, de leur apparence
physique et vestimentaire d'Européenne pour tromper les soldats de l'armée
française.
De là j'ai fait des
recherches. La majorité des femmes qui se sont engagées dans la lutte pour
l'indépendance de l'Algérie, menaient des actions politiques, ou étaient agents
de liaison, ou encore des infirmières dans les maquis. Les *fidayines*, celles
qui menaient des actions armées de terrorisme, étaient très rares: la plus
célèbre Djamila Bouhired fut parmi les 7 femmes condamnées à mort. Elle a été
défendue par l'avocat Jacques Vergès, qui devint son époux.
Aucune des 7 femmes n'a été
exécutée, leur condamnation a été commuée. J'ai donc voulu dépasser cette image
de la femmes en arme, image galvaudée de part et d'autre : côté algérien pour
montrer un combat héroïque, côté français pour montrer le FLN comme
"barbare". Entre les deux, j'ai cherché les vraies gens, les
individus, leur parcours politique, ce qui les a construit etc...
Nassima Hablal
Nassima Hablal est une
véritable pionnière en tout. Chef de famille à 16 ans, elle se met à travailler
en 1944. Elle faisait partie des toutes premières militantes du mouvement
politique pour l'indépendance de l'Algérie. C'est pour son engagement politique
précoce, 1945, qu'elle m'a aussi intéressée. Elle avait 16 ans quand elle a
rejoint les premières cellules politiques du PPA, le parti du peuple algérien
qui est alors clandestin. Pendant ce temps, rare fait aussi pour son époque,
et pour une femme et qui plus est "indigène", elle est secrétaire au
cabinet du gouverneur !!!
Ensuite quand la révolution est déclenchée en 1954, elle fait partie des
premières femmes contactée par les chefs politiques du FLN pour assurer des
missions de secrétariat mais aussi cacher des militants, etc... Elle devient la secrétaire du CCE, le comité de
coordination et d'exécution, composé de 5 chefs très importants.
Cette femme, a milité de
l'âge de 16 ans, jusqu'à l'indépendance de l'Algérie en 1962. Elle a consacré
17 ans de sa vie, sans discontinuité. Cette persévérance, cette conviction,
cette force de caractère m'ont impressionné. Pendant la guerre, elle est aussi
la première femme qui intègre l'UGTA (Union Générale des Travailleurs
Algériens), premier syndicat libre algérien. Elle est la seule femme de cette
organisation et elle prépare avec les responsables la grande grève des 8 jours
de l'année 1957.
Nassima Guessoum with Nassima Hablal during the filming of 10949 femmes Courtesy of Nassima Guessoum |
Le tournage
J'ai rencontré Nassima
Hablal la première fois en 2007. Je suis revenue la voir en 2008 et j'ai
commencé à tourner en 2009 pendant 4 ans, jusqu'en 2013. Comme je vous
l'expliquais, je voulais dans ce film que l'histoire ne soit pas désincarnée,
qu'elle soit transmise grâce à la petite histoire de ce personnage. Le
dispositif cinématographique que j'ai mis en place, induisait et devait
fabriquer cette proximité avec Nassima Hablal. Il était donc important que la
relation existe vraiment, qu'elle soit l'arche du film. Je ne filmais pas
toujours, mais quand je venais, j'avais une relation disons assez quotidienne,
même si elle était concentrée dans le temps.
Parfois, comme c'est une dame âgée, elle avait 80 ans quand je l'ai filmé
la première fois, elle n'avait pas toujours la forme, d'autres fois elle a été
malade ou hospitalisée. C'est une femme
libre, drôle, attachante, très intelligente avec un regard distancié, une
analyse politique, jamais de rancœur, ni de regret même si la déception post
indépendance a été très grande.
C'est cette liberté
d'esprit, de ton, de mouvement, cette impossibilité de la "cadrer",
qui a aussi conduit la manière dont le film s'est fabriqué. C'est l'histoire
d'une rencontre, faite de petits moyens, de jolis moments, qui va se
transformer en une relation. Nassima était tout à fait consciente de l'enjeu de
sa parole, de ce qu'elle donnait.
Vos expériences
avec les femmes…
Nassima Hablal, c'est une
personne qui m'a vraiment profondément marquée, j'ai sa voix, son ton, son
timbre, ses chants qui résonnent en moi. Elle m'a fait rencontrer deux
personnes admirables, des femmes engagées, généreuses et profondément sincères
: Baya Taoumiya Laribi et Nelly Forget. Dans le film, Nassima m'emmène chez
Baya. Baya est un personnage haut en couleur, on la surnomme Baya el Kahla, qui
veut dire la noire, à cause de sa couleur de peau. Elle a vingt ans quand elle
rejoint les maquis de l'ALN (Armée de Libération Nationale), où elle exerce
comme infirmière. Elle est très drôle aussi. Elle a traversé l'Algérie sur près
de 700 km à pieds pour rejoindre la frontière tunisienne, là elle a été capturée
et a subi des atrocités, dont le viol par les soldats français. Elle raconte
que son père à qui elle s'est confiée, l'a soutenue dans cette douleur. Dans le
film, elle me dit une phrase très forte " Quand on a été aimée par son
père, on n'a pas peur de la vie. Voilà ma fille".
Ce n'est évidemment pas
toute l'histoire de Baya, qui par la suite est devenue sage femme, mais c'est
un moment très fort, qui dit aussi ce que les femmes ont subi en temps de
guerre. Ces trois personnages ont été torturées, Baya seule confie un viol
collectif. Nassima et elle se sont rencontrées en Tunisie à leur sortie de
prison en 1961. Le gouvernement provisoire de la république Algérienne siégeait
à Tunis avant l'indépendance.
Nelly et Nassima se sont
connues avant la guerre, autour de l'action sociale et sanitaire. Nelly venait
de France, elle devait avoir, 23 ans environ quand elle se propose comme
volontaire pour oeuvrer dans les chantiers des bidonvilles autour de la
capitale Alger. Nassima est volontaire, elles se rencontrent en 1951.
Elles se retrouvent en 1957
dans un centre de torture, la villa Sésini. Nelly n'est pas dans le FLN,
mais elle est accusée de soutenir et de cacher des membres du FLN. Elle est
alors arrêtée et sera torturée. Au procès elle est relaxée. Nassima en
revanche, "est un gros poisson", elle sera torturée dans 7 centres
différents, dont 40 jours dans la terrible villa Sésini. Elle est condamnée à 5
ans de prison.
On ne ressort pas la même
après de telles rencontres, et de tels récits.
La réponse du
public algérien…La projection à Alger ?
Le film a été projeté dans
le cadre du Festival des Journées Cinématographiques à Alger, il a reçu le
prix du meilleur documentaire. Le public était très ému, il y avait des jeunes,
des gens de tous les âges. Et je crois que la mise en scène du film,
l'incarnation de l'histoire, de ce personnage modeste et brillant, a été
quelque chose de précieux. Beaucoup de gens pleuraient.
Vraiment. L'accueil était vraiment très, très bon. Les critiques aussi
dans la presse. Malheureusement, ce fut l'unique projection alors que le film a
été diffusé deux fois au Maroc, deux fois en Egypte, il a tourné au Soudan, au
Bénin, il sera en Turquie, et dans plusieurs festivals en France.
La signification
des chiffres 10949 dans le titre ?
Le chiffre : 10949 femmes. C'est
le chiffre officiel du nombre de femmes qui ont participé à la guerre
d'indépendance Algérienne (nombre de femmes, répertoriées en 1973 par le
ministère des anciens combattants en Algérie). Elles ont certainement été
plus nombreuses dans les faits, surtout dans la paysannerie.
Pour moi c'est un grand honneur que le film soit en compétition, qu'il
représente l'Algérie. Symboliquement c'est très important, le film met aussi à
plat et évoque certaines questions politiques épineuses en Algérie.
Chaque fois que le film se
promène je me dis que Nassima Hablal et ses amies, se promènent et racontent
leur histoire, notre histoire autour du monde.
Centre for the Study and Research of African Women in Cinema | Centre pour l'étude et la recherche des femmes africaines dans le cinéma. AFWC
AFWC website www.africanwomenincinema.org
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NAU NUA | ART MAGAZINE edition
Edited by Juan Carlos Romero
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